Extrait de L’art en mouvement, émergence d’un art contemporain à Tahiti,

Tauhiti Nena & Chantal Selva eds.,

Ministère de la culture de la Polynésie française & Editions du Motu, 2005.

 

 

Entre signes et figures

 

La question se pose en effet. Comment, dans le face à face d’un art océanien traditionnel avec ce que la critique a décrit dans le monde occidental sous le terme d’art contemporain, peut-on saisir ici, en Polynésie, l’émergence d’un art véritablement contemporain ?

 

L’art, entre signes et action.  

    

Lorsqu’une société s’est structurée autour de ses codes ancestraux, de ses références à une tradition immémoriale, et d’autant plus que celle-ci a bien failli se perdre, l’art y joue un rôle cohésif, il occupe une place tissulaire conventionnelle. Il signifie quelque chose pour la société, il s’établit sur le respect de signes communs, de règles partagées.  

C’est un flux contrôlé qui va de la perception de l’artiste, et derrière lui celle de la communauté, à la signification de l’objet. A travers cette constance formelle, qui en fait un système de communication et l’apparente à un langage matériel, le regard porté sur l’art, sur les objets que l’art soumet à l’approbation collective, reste essentiellement une reconnaissance, une vérification. Il faut que l’objet soit conforme à.  

Bien sûr l’invention de formes intervient, mais le problème est moins celui de leur élan esthétique, de leur vitalité formelle, que celui de leur fonction et de leur sens dans la société qui les sécrète et les formalise.  

L’artiste, adossé à la société, envisage l’univers comme un vivier de traits expressifs, il le décline en des séries choisies de signes, l’organise en des structures signifiantes, directement accessibles à la communauté, et par elle utilisables, mais dont l’usage n’implique en rien une main mise sur, une appropriation. Le monde investit l’objet par une synthèse de choix convergents. De ce monde qui vient à lui, l’art procède à un tri, sans arrogance, sur la base de critères sociaux. La position est fixée, indurée même parfois, vis à vis du groupe, mais peut-être vue comme fluide vis à vis du monde, auquel l’artiste fait en retour une proposition détendue de regard.  

Parce que l’œuvre est déjà validée lorsqu’elle est produite. L’artiste est celui qui est capable de s’exprimer à l’intérieur des codes sociaux, et les transcende. Bien-sûr la transcendance est un franchissement, l’objet n’est jamais strictement conforme, et c’est dans la marge étroite d’un dérapage formel contrôlé, insuffisant à remettre en cause la fonction signifiante de l’oeuvre aux yeux du groupe, que se tient sa valeur esthétique, la part d’inattendu, en somme, pour reprendre l’expression de Marcel Hénaff, « l’événement de la structure ». Mais la validation de l’œuvre en a été anticipée, elle se fait en amont de sa création, par les contraintes que l’artiste y intègre sous la pression de la communauté. Nous verrons que, dans l’art contemporain au contraire, l’œuvre est validée en aval, par celui qui la reçoit.

La sélection de traits significatifs que l’art réalise, la stylisation de l’objet produit, si elle aboutit bien à une réduction formelle de l’univers, marque cependant une position de retenue devant le modèle, qui reste indépassable, et l’art semble faire allégeance au monde. Cette stylisation en effet, à travers les choix qu’elle fait, les préférences plastiques où elle se concrétise, n’élude pas la conscience qu’autour de l’objet d’art, ce parti-pris, se tient le halo de toutes les possibilités plastiques non retenues, de tous les autres traits ou caractères moins significatifs, ou perçus comme tels, qui furent écartés. 

L’artiste semble faire glisser vers le monde, vers la nature, le respect que son art manifeste à la société. Mais tout est déjà joué. Sa création, collectivement validée, certes il en aère le sens en amplifie la validité, la force, dans le monde, et la promeut en un style, c’est à dire à la fois une ouverture et une affirmation formelle, mais c’est le souci d’un sens le plus conforme possible, sinon le plus vaste, qui fonde cet art vraiment premier en ce qu’il est prioritaire sur l’artiste même.

Face au monde naturel, socialement rugueux, l’art manifeste un monde civilisé, poli et policé. Il peut d’ailleurs représenter le terrain, neutre en apparence, sur lequel la société vient gérer ses tensions, ses conflits, inscrire ses lignes de force, avec plus de confiance que sur le terrain politique. En apparence, neutre, seulement. Ainsi que le développe l’anthropologue britannique Alfred Gell, l’objet que l’art ornemente et exhibe, par le saisissement, la captivation qu’il provoque, est aussi un moyen d’agir sur les autres, de les impressionner, jusqu’à servir d’arme mentale. S’il est donc un système de signes, ce que Gell d’ailleurs met en doute, l’art est aussi un system of action cherchant à faire bouger l’autre et à modifier le monde.

Mais avant cela, avant d’intervenir sur le monde et le regard de l’autre, lorsqu’il intervient sur l’objet, en sélectionne les angles d’attaque, en bouscule la perception usuelle, l’art fait surtout basculer dans les signes une dimension cachée, peut-être instable, des objets, et témoigne en tout cas d’une aspiration profonde, spirituelle, de l’homme à les faire changer de statut.  

Par nécessité sociale et culturelle, les codes référentiels demeurent donc, eux, stables, les procédures stéréotypées, et les objets densifiés par leur signification collective.

 

La volonté de figurer.

 

C’est une intention tout autre qui s’objective dans la trajectoire occidentale. L’art y représente le monde, il en affirme quelque chose. Il décale son objectif premier de sens vers une perspective figurante. 

Fondé sur une imitation du monde, une réplique de ses objets - avec toutes les nuances entre la stricte doublure platonicienne et la possibilité d’une authentique production que lui reconnaît Aristote, en somme tous les degrés entre copie et poésie -, axé sur la volonté ferme de figurer, l’art occidental contourne ou fluidifie les règles et les référents, s’émancipe des codes sociaux, se dissocie de plus en plus des sociétés qui le voit naître sans toujours s’y reconnaître, dans un décalage de sens où le collectif cède le pas à l’individuel, où la rencontre de tous le cède à la mythologie d’un seul. Il se dirige vers le point de vue personnel, la main-mise sur l’objet représenté, d’autant plus serrée que la maîtrise technique s’accroît, et par le biais de ce double maîtrisé, vers une sorte de saisie accaparante du monde. 

L’art ainsi détaché de sa vocation primordiale à signifier, extirpé de la constance des repères qui l’avait au départ institué en un lieu d’échange collectif, ouvert à tous les membres de la société, se recentre sur lui-même, déplace désormais l’ouverture du champ social à l’objet même. Ce qu’il veut maintenir ouvert, c’est le débat des lignes et des formes. C’est l’œuvre, le sens de l’œuvre, qu’il veut détendre, assouplir, et rendre disponible.

 

Disponibilité du sens et de la forme.

 

L’art ne vise plus alors la vérité sensible, l’essence, de l’objet qu’il représente, mais davantage la mise au net d’un état perceptif que cet objet induit. L’art veut y clarifier le monde. Il y remonte le courant du percevoir au signifier qu’un art premier instaure. L’art moderne introduit le doute entre le monde et lui, et s’interroge sur lui-même. Il cherche la fraîcheur d’une liberté, d’une gratuité plastique. Sa vocation significative initiale, il la perçoit maintenant comme une manière d’ustensilité, de sens forcé, excédant les lignes et les formes, débordant ses formulations plastiques. Son ambition figurative ultérieure, il en dénonce à l’inverse, la docilité à s’y contenir, dans ces formulations plastiques. C’est en lui-même que l’art moderne revendique ses références. 

La modernité s’isole cependant, tourne sur elle-même, dans une consommation de signifiants d’autant plus ébahissante qu’elle semble avoir épuisé le registre des signifiés. 

S’il y a signe dans l’art moderne, comme on en voit la résurgence à travers les avant-gardes successives qui, depuis le Cubisme, se sentant décidément  à l’étroit dans la représentation, en ont fait craquer d’une façon ou d’une autre les coutures, c’est un signe singulier, ponctuel, sans plénitude collective, presque évidé. Le retour isolé à la matière, dans le travail de laquelle s’était inscrite la visée significative de l’art, ne suffit pas à le renflouer. 

Le désaveu du « talent conforme », comme Alechinsky le pointe du doigt, et qui s’exagère jusqu’à la dévalorisation de l’habileté, du savoir-faire où sa visée figurative prenait acte, laisse l’art à sa liberté graphique et plastique. Cette liberté l’incite à une alternance entre production de règles nouvelles et transgression de ces règles. Elle amène celui qui reçoit l’œuvre, l’objet libéré,  à un va-et-vient entre émotion et repli devant elle. 

Le refus de tout repère narratif se radicalise dans l’abstraction. L’art se prête désormais à une déconstruction opiniâtre des formes. L’artiste écarte le message et « triture » les codes formels, ainsi que le repère, chez Picasso en l’occurrence, Lévi-Strauss.  

En somme, où l’art premier signifie, où l’art académique représente, l’art moderne, lui, interroge.

Et cette interrogation, détournée du modèle expressif, s’appesantit sur les moyens d’expression. Les styles prolifèrent, les signifiants s’enflent autour de signifiés disparus. Le pouvoir expressif de l’oeuvre ne tient plus au motif, au modèle, il est pressenti dans les lignes, les rythmes, les tracés et les taches, les tensions de couleurs, la profondeur des plans, le dépiautage de la matière. Jean Dubuffet le scrute dans le « dessin intérieur, projeté du dedans, s’opérant dans la chair même des choses », dans les « pulsions intimes de la matière, [les] mouvements pathétiques de celle-ci », qui viennent « fortifier l’image » et lui conférer « une dramatisation interloquante ».  

Le pouvoir expressif est surtout relevé du côté du geste même, de la procédure créative. Le projet, loyal, venant peu à peu éclore, est de mettre au jour l’effet produit en même temps que la façon de produire l’effet, de le mettre à jour.  

On voit déjà ce projet affleurer, avec « une antériorité redoutable », dans la peinture de Hans Hartung. Mais cela se joue, jusqu’ici, dans les gestes connus de peindre, de sculpter, fussent-ils rafraîchis dans leur but.


Proximité de l’art contemporain. 

 

 Avec l’avènement de l’art contemporain, par bourgeons successifs, dans les années 60, c’est volontiers la procédure qui est mise en avant, plus que le résultat, dans des performances uniques dont le temps d’exposition n’excède souvent pas celui de leur installation. Les gestes, en revanche, excèdent largement ceux de peindre ou de sculpter. L’audiovisuel, le technologique, le consommable sont requis. Et c’est à ce type d’œuvre, qualifiées de performatives parce qu’elles mènent l’action plastique en même temps qu’elles la décrivent, qu’une critique judicieuse relie la notion d’art contemporain.


La procédure, à la limite, prime le résultat qu’on ne tient pas pour définitif ni durable. C’est une façon de redire, qu’au fond, si l’on savait d’emblée ce que l’on allait faire, à quoi bon le faire n’est-ce pas ? Et de se rappeler avec Luigi Pareyson que le faire dont il s’agit pour toute création véritable est bien « un faire tel que tandis qu’il se fait, il invente sa manière de faire ».


La difficulté, malgré tout, est que la création contemporaine cherche dans ses moyens la cohérence toujours plus fuyante de son but. Il ne tient pas en place, l’art contemporain. Il part dans toutes les directions, s’explore dans la multiplication des effets, aussi transitoires ou contestables soient-ils, aussi peu esthétiques paraissent-ils, dans la déclinaison illimitée des matériaux et des supports. Il se défoule dans le rudoiement du goût, de la sensibilité de son public. Quand Jana Sterback habille la vanité de notre condition humaine avec une robe longue de tranches de viande cousues, ou façonne un crâne et des restes humains en chocolat amer extra noir, c’est bien une affaire de goût qu’elle remue, au delà de cet humour noir, amer et sanguinolant. De façon générale, l’art contemporain pose le problème de sa réception et l’inclut dans sa démarche.

 

Alors, au fait, oui, cet art contemporain ( qu’on peut dire, en vrac, déroutant, décalé, sarcastique ou vulgaire, banal ou déplacé, insolent, laid, grossier, trivial ou révoltant, sale, salissant, morbide, obscène, exaspérant, et sans doute n’est-ce pas tout ), en quoi nous touche-t-il ?  Eh bien, en ce qu’il nous parle au plus près de notre présence sur terre, de notre vie, et en exagère paradoxalement, comme sans y toucher, le pathétique. Les procédés, les techniques employées ne semblent plus inabordables. Les matériaux sont ceux que l’industrie emploie, que l’ouvrier travaille. L’art contemporain semble nous dire : approchez-vous, ce n’est pas si terrible que ça, pas si difficile. Et la dérision même de certaines œuvres est une façon de nous mettre à l’aise, de réduire l’écart entre la création et nous. L’écart entre la vie et nous parfois, car elles sont parfois susceptibles de nous révéler la beauté, le mystère, d’images quotidiennes que notre œil usé par l’habitude ne perçoit pas comme belles ou mystérieuses. L’art moderne avait accru cet écart ; l’art contemporain le réduit, et cherche le lien, la complicité, tente le clin d’œil. Il vise à regrouper, à cimenter les intervalles sociaux, colmater les interstices relationnels. On a pu parler d’« esthétique relationnelle ». Et il n’est bien entendu pas besoin de s’ouvrir la peau au rasoir comme Gina Pane pour s’ouvrir à l’autre, pour que l’œuvre soit résolument « ouverte » et analysée comme telle par Umberto Eco. Le sens quitte le camp exclusif ou autoritaire de l’artiste pour aller vers le spectateur, il flotte à mi-chemin, dans un équilibre conciliant, entre le concevoir et le recevoir, prêt à être saisi.  

Cette attitude rejoint dans les arts plastiques, celle de la Nouvelle Critique en littérature fustigeant, avec Roland Barthes, le sens unique, et se vouant à décrypter tous les sens possibles d’un texte, y compris le plus incongru, le plus humoristique, dont il est égal que l’auteur lui-même en ait eu conscience ou non.Quand l’art moderne interroge le monde, il enjambe la société, shunte sa réception, d’où, au départ, souvent, son rejet. L’art contemporain, lui, poursuit une interrogation plus désabusée, plus ironique, mais en connivence avec la société, car l’artiste fait partager son doute à son destinataire. Et s’agissant de l’œuvre, avec l’agréable désinvolture de Marcel Duchamp, il donne « à celui qui la regarde autant d’importance qu’à celui qui l’a faite ». En tout état de cause, si l’art ne représente plus forcément quelque chose du monde, il y a quelque chose là qui se représente, et qui fait, à nouveau signe vers vous. L’œuvre, souvent inachevée, peu sûre d’elle, part à la recherche de sa communauté de réception. C’est au regard le plus proche, du plus près, qu’une proposition d’œuvre est faite, et le destinataire a la charge de l’aboutir et d’en valider le statut. 

La validation de l’œuvre se fait donc en aval de sa création, par le destinataire, par la communauté de ceux qui la reçoivent. Là où le monde convoqué par un art premier semblait fondre sur l’objet, et se fondre en lui, dans un mouvement de convergence partiale et stylisée, l’art contemporain, qui happe son public au passage, investit le monde au contraire par un mouvement centrifuge sans parti pris. 

Mais devenu, de rupture en scandale formels, de proximités en promiscuités, contemporain, sans certitude sur la définition du mot, et la cherchant à travers un commentaire sur lui-même, l’art tourne autour de ses procédures, et de ses procédés. L’art devient satellite de lui-même.  

Cette mise sur orbite, où il peut prendre une certaine hauteur, l’empêche probablement de venir s’écraser sur le réel, et de perdre vis à vis de celui-ci, dans le meilleur des cas, la distance nécessaire, le recul indispensable à tout art, à toute fiction. 

Lun des risques de cette aventure dans laquelle l’art occidental, s’est à corps perdu jeté, largement conduite vers l’urbain et le technologique, serait de consommer la rupture de l’homme avec son univers naturel. Le land art est sans doute une réponse, occidentale, à ce danger de rupture desséchante, et on ne reste pas insensible à la fraîcheur de ses gestes, de ses installations inspirées souvent par une grande délicatesse écologique. Pour beaucoup de créateurs occidentaux marquants, il ne peut y avoir de rupture complète avec la nature.

Elle reste là, ne serait-ce qu’en arrière plan. Ne serait-ce qu’à titre de citation, comme cette feuille de salade fraîche entre ses blocs de granit dans la proposition narquoise de Giovanni Anselmo. Plus sérieusement, dans l’espace moins naturel et moins ouvert de l’atelier, c’est la démarche créative, l’intention du geste, voire l’instrument de ce geste (chez Hans Hartung par exemple, les fameux balais de branches de genêts tenant lieu de pinceau ou de brosse), qui maintiennent l’échange avec la nature, le lien à ses mouvements fondamentaux. Car « une plante qui pousse, la pulsation du sang, tout ce qui est germination, croissance, élan vital, force vive, résistance, douleur ou joie peut trouver son incarnation dans une ligne souple ou flexible, courbée ou fine, rigide ou puissante » chez Hartung, qui refuse pourtant la moindre référence de sa peinture à une réalité préconçue. Picasso, attentif « à saisir le mouvement de la chair et du sang à travers le temps », ou Willem De Kooning pour qui « les formes doivent avoir l’émotion d’une expérience concrète », n’envisagent pas davantage une telle rupture.


Un art contemporain en Polynésie, miroir de la pensée mythique.

 

Tout se passe comme si l’artiste polynésien, l’artiste en Polynésie, se trouvait naturellement placé dans cet état d’esprit. Laisser la nature venir, et la lire avec des grilles contemporaines. Oui, ne pas raisonner en sculpture, ne pas « penser en tableau » comme le voulait Braque, oui « Il faut se laisser imprégner par les choses, il ne faut jamais couper le rapport avec elles et il faut les laisser devenir tableau quand elles voudront ». L’art véritable n’a pas le souci d’en être un. Là où tout art valable se situe, avant tout clivage entre l’intelligible et le sensible, quelque chose de plus fort qu’une intention théorique se déploie, un effort de totalité qui emporte la notion même de rupture ou de clivage. C’est un sentiment très net que dégage l’art polynésien actuel.  

L’art contemporain qui émerge en Polynésie, dès le départ, invalide ou efface tout clivage. Les gestes y trouvent une aisance réfléchie des contours, une inventivité consciente de son invention, comparable à cette gestuelle performative où l’art contemporain occidental avait trouvé l’un de ses traits les plus pertinents. Une gestuelle comparable ici repérée, l’art polynésien en serait-il moins contemporain que celui de Pollock ou d’Hervé Di Rosa ? Être contemporain est une attitude. Une loyauté acceptant la remise en cause de ce qu’on fait alors même qu’on le fait. Une mise à nu consentie. Se sentir contemporain, comme se sentir jeune, est un état d’esprit. Ce mot, contemporain, sans perdre de vue son usage dans le mouvement de l’art, il faut ici le rétablir dans l’expérience humaine, l’émotion, la peau ? Être contemporain, c’est aussi être contemporain de. 

Et de quoi sinon d’eux-mêmes, du temps dont ils sont faits, les peintres, les sculpteurs, les performers d’ici, ajustés à leurs impulsions vitales, ouverts aux mouvements du monde ?  

« Avant de peindre un bambou, recommandait Su Tung Po, il faut que le bambou pousse en votre for intérieur ». Il a eu le temps de pousser, ce bambou, depuis la dynastie Sung (960-1279), mais l’a-t-il fait, l’homme l’a-t-il laissé faire ? Oui, sans doute, là, dans l’ombre des corps maohis.

Mais au contraire des sociétés occidentales qui ont métabolisé, digéré, ou carrément rejeté leurs anciens référents, dans les sociétés polynésiennes où la tradition est à ce point , reste à ce point présente, à une telle proximité sensible, dans une telle patience culturelle, il faut une singulière audace créative pour se mettre en recul des codes, s’écarter des formules canoniques, du vocabulaire symbolique auquel elles renvoient. S’écarter seulement, en Polynésie, ne pas renier, ne pas évincer, non. Alors comment faire ? Faut-il avec Jean Dubuffet « briser ou contourner les archétypes, dont la reproduction éternelle, dit-il, n’offre plus aucune place à l’aération conceptuelle » ? Non, ici, rien de tel ne s’impose, les concepts sont des flux, ils s’expriment dans le mouvement, ils n’ont pas besoin d’être formulés, seulement spatialisés, lancés ; il n’y a pas de suffocation des concepts en Polynésie car ils s’aèrent dans les gestes mêmes. 

Une démarche contemporaine, cependant, apparaît d’autant plus critique, et méritoire, que l’arrière-fond des codes et des mythes ancestraux reste à portée de main, et le désir de s’y appuyer, de s’y appuyer, bien-sûr encouragé.


Comment un art contemporain peut-il, en face, émerger, se libérer des standards, s’orienter vers un espace d’élaboration personnelle où la proposition d’un seul vienne cependant recruter encore l’œil de tous, où l’écart qu’une œuvre singulière creuse avec les archétypes n’en reste pas vide pour autant, et où l’arrière-fond social, qui n’est pas celui de l’Europe, ne disparaisse pas ?

 

L’émergence d’un art contemporain est ici diffuse, dispersée, elle ne se fait pas en face mais à l’intérieur même des codes anciens et des mythes, dans leur épaisseur. Et surtout, l’enquête de ce livre en apporte l’évidence forte, c’est par une stratégie de ré-emploi, de métissage des codes anciens par ceux de la modernité qu’un art contemporain en Polynésie concilie sans rompre, et rompt sans rejeter. Par ce métissage formel auquel ils se livrent, dans un esprit non éloigné d’un pop art, les artistes polynésiens associent leur esthétique personnelle à des images prises dans le fonds commun de la société. Dans l’esprit polynésien, « rien ne se perd, tout se récupère », et les artistes se définissent eux-mêmes volontiers dans leurs entretiens comme des « recycleurs ». Il n’y a pas de délaissement, pas de rupture. Un changement d’éclairage tout au plus, un transfert de signe, un dévoiement de forme, voire une impertinence plastique, mais la continuité fondamentale reste sauve. 

L’artiste est, sans doute ici mieux qu’ailleurs, persuadé que la création autoréférentielle piétine ou se fourvoie, et que la création isolée n’existe pas. Il sait que l’insularité n’est pas la solitude, que la solitude en est au contraire écartée par le renforcement du sens communautaire. Ce partage créatif, cet échange n’est rien de moins qu’une esthétique de la relation. « En se voulant solitaire, nous dit Lévi-Strauss, l’artiste se berce d’une illusion  peut-être féconde, mais le privilège qu’il s’accorde n’a rien de réel. Quand il croit s’exprimer de façon spontanée, faire œuvre originale, il réplique à d’autres créateurs passés ou présents, actuels ou virtuels ». 

D’autant plus que le temps océanien n’est pas le temps occidental. Il est, comme l’espace, global, sans cloisonnement. Il garde la profondeur de son passé, accepte l’arrivée de son futur. Il est très différent de ce présent continuel où les sociétés occidentales évoluent aujourd’hui, ce temps émacié, où tout presque s’oublie et rien ne s’anticipe. Dans la création contemporaine émergeant en Polynésie la notion forte est toujours celle de continuité. D’une continuité évolutive. L’art traditionnel, symbolique, où se superposent, comme une éclipse de l’un par l’autre, sens et figure, le voici maintenant prolongé, étiré par une vision contemporaine, allongé vers autre chose, qui en recèle encore l’origine et en développe déjà le destin formel.  

Le monde convoqué dans l’art d’aujourd’hui comme dans celui d’hier en Polynésie, est un monde où l’essentiel peut se mettre à plat, la profondeur comprise, parce qu’il est fait d’un temps et d’un espace dépourvus de cloison. Il y a une forme de plasticité homogène, donnée, du monde. C’est à dire une organisation immédiate de la profondeur en des plans. La séparation est introduite par le trait, le graphisme, le contour, mais sans écart. L’espace, l’homme, son visage ne se laissent pas diviser. Il n’y a pas ici, de faille, ni de fente. 

On a parlé d’une figuration « fendue » présente dans l’art maori de Nouvelle Zélande, où la dislocation des détails faciaux, l’extrême stylisation, le partage d’une face en deux profils, semblent reprendre à plat les procédés d’une représentation tridimensionnelle. Rien de tel ne se montre en Polynésie. Non, ce que Franz Boas qualifie de split representation, et que l’anthropologie met en évidence bien au-delà de l’Océanie, formidablement dispersé, ne se retrouve pas ici. Dans la mentalité comme dans l’art polynésiens, tout se tient, l’homme, son visage, l’espace, le temps, l’objet.

L’homme est ainsi en prise directe avec son art, avec ce bloc sensible. L’artiste en Polynésie renvoie bien que sa création, resserrant l’objet initial qui l’inspire, par la mise à portée de main, de regard, de sens, qu’elle opère dans l’œuvre, nous permet une appréhension moins anxieuse du monde, une synthèse d’emblée totale, là où la connaissance habituelle passe par un découpage et une analyse des parties scindables. L’art, plus encore ici qu’ailleurs, attire ce qu’il veut connaître à lui, l’interroge de près, le touche, et pour finir l’englobe en une totalité perceptible d’emblée.  

Mais l’artiste contemporain en Polynésie, en s’éloignant des principes d’un art premier, doit renverser le flux de sens, d’abord convergent du monde vers l’œuvre, et par l’offre plastique ou picturale qu’il fait au monde, se mettre avec lui dans un rapport centrifuge. En réalité, l’inversion de ce flux est moins nette que ça, le flux du sens n’est pas unidirectionnel, car ici le monde est perçu comme déjà dans l’homme, et l’homme dans l’objet créé. C’est le monde qui est premier. Et il existe une perméabilité permanente entre le monde, l’homme et son art.

Une autre difficulté que surmonte la démarche contemporaine ici pourrait tenir à la pensée mythique dont l’homme est imprégné. 

C’est en effet à un sorte de retournement de pensée que l’artiste doit procéder pour aller vers son œuvre et atteindre son art, spécialement dans une option contemporaine. Une dynamique opposée, bien que symétrique, régit la fabrication du mythe et celle de l’œuvre, de l’objet d’art. Lévi-Strauss repère une forme d’inversion, de  symétrie dans la trajectoire respective y aboutissant : si le mythe se fonde sur une structure pour élaborer un « objet absolu » fait d’évènements, de narration, l’art à l’inverse part d’un ensemble d’objets sensibles et d’évènements, de contingence, pour aller « à la découverte de sa structure », et s’élucider à travers elle.  

Il y a là un effet de miroir qui réfléchit, en l’inversant, la pensée mythique. Simplement, avec l’émergence d’un art contemporain, l’image réfléchie s’en trouve éclatée, comme dans un miroir brisé, il faut en restaurer la cohésion visuelle et sociale.  

Mais au fond, l’art contemporain, éclaté, pulvérisé sur notre village planétaire, n’est-il pas la métaphore de la Polynésie même, en sa géographie éparse ? 

Dans la nature qui vient à lui, avec l’ampleur du temps et la force entretenue des mythes, dans les sociétés polynésiennes dont l’artiste contemporain a vocation à colmater les interstices, ceux que l’irruption de la vie moderne crée, comme l’art traditionnel par ailleurs calfate ceux de la pirogue identitaire, n’est-ce pas une nouvelle esthétique de la relation qui, à travers l’art contemporain en Polynésie, émerge, oui ?

 


 

Jean-Noël Chrisment.                                  


 

 

 


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